La stratégie et la fonction ressources humaines ont évolué, dans le temps et l’espace, comblant un besoin et offrant une occasion sans précédent. Depuis la création de la stratégie fonctionnelle des ressources humaines, au début du 20e siècle, le point de mire est passé d’une approche axée sur la conformité du « personnel » à une approche globale axée sur l’organisation et la concurrence. Au fil des changements économiques et de l’emploi, les entreprises ont compris l’avantage concurrentiel du rendement élevé de leur main-d’œuvre. Ce faisant, les chefs d’entreprise et les leaders des ressources humaines ont adopté une nouvelle orientation : une stratégie RH axée sur l’entreprise et un excellent service fonctionnel des ressources humaines.
Comme entité axée sur les affaires, la fonction ressources humaines a comme mission d’« optimiser le succès de l’organisation en améliorant ses décisions relatives aux employés ou ayant une incidence sur eux». Au fil des dernières décennies, les tendances économiques et de l’emploi ont bouleversé la capacité de la fonction à améliorer ses décisions concernant les personnes.
Sans conteste, les années 1990 sont celles du « point-com ». Jusqu’au début des années 2000, Internet a révolutionné les communications, ce qui favorisa de nouveaux modèles d’entreprise et produits (courriel, photographie numérique, magasinage et services bancaires en ligne) et en écarta d’autres (agents de voyage, libraires et disquaires). Mis à contribution, les services RH ont cerné de nouvelles catégories d’employés possédant des compétences novatrices et élaboré de nouveaux programmes de rémunération pour les maintenir en poste.
À l’explosion de la cyberbulle au début des années 2000, la « décennie financière » battait déjà son plein. Avant la crise financière et la récession de 2008-2009, nombre d’entreprises étaient en mode expansion. Surtout alimentée par l’accès à du crédit facile, la forte croissance économique a donné lieu à une dérégulation et à des produits financiers à très fort effet de levier. Le secteur financier était alors florissant et les organisations se disputaient les talents. Cette décennie s’est soldée par une débâcle retentissante, avec la faillite de Lehman Brothers en 2008 et la récession subséquente.
Alors que les économies mondiale et canadienne reprennent un peu de vigueur, et que les structures démographiques et les marchés du travail continuent d’évoluer, on note une convergence de facteurs stratégiques qui donnent encore plus d’importance aux personnes et à la productivité de la main-d’œuvre. Nous entrons dans la « décennie des talents ».
Nouvelle décennie des talents
Le principe de l’avantage concurrentiel du capital humain n’est pas nouveau : en 1997, Steven Hankin (McKinsey and Company) parlait de la « guerre pour les talents ». En 2001, la Harvard Business Review publiait un livre sur cette question et prévoyait une « guerre » sur plusieurs décennies. La question est donc : en quoi le principe est-il différent et quels sont les facteurs stratégiques qui élèvent le talent au rang de différentiateur clé pour les organisations?
La figure 1 présente les facteurs qui marquent la décennie des talents.
Milieu de travail axé sur la productivité
Dans plusieurs secteurs, les employeurs canadiens observent un renforcement du milieu de travail. L’économie canadienne se remet progressivement de la récession 2008-2009; au cours des dernières années, le PIB a connu une lente croissance. Selon les prévisions du Conference Board du Canada, il augmentera de 2,2 % en 2014 et de 2,6 % en 2015. Le PIB américain est aussi en hausse : environ 3 % en 2014 et 3,2 % en 2015. Le Canada s’attend à ressentir les effets positifs de la reprise économique américaine, par une hausse des exportations, estimées à 5,1 % pour 2014 (par rapport à 2,2 % en 2013) et à 5,3 % en 2015.
Généralement, un meilleur contexte organisationnel est l’occasion d’accroître les activités. L’amélioration de la conjoncture économique atténue les pressions de compression budgétaire dans le secteur public, en raison de recettes fiscales accrues. Une meilleure conjoncture permet aux employeurs des secteurs public et privé d’envisager une hausse de l’embauche et de la rétention des travailleurs pour soutenir la croissance et la prestation de service.
Données démographiques
L’un des facteurs primordiaux de la décennie des talents est la nature changeante du profil démographique au Canada. Selon Statistique Canada, en 1971, l’âge moyen des Canadiens était de 26,2 ans, comparativement à 40,4 ans le 1er juillet 2014. La hausse est imputable au vieillissement des baby-boomers (nés entre 1947 et 1966) qui forment près d’un quart de la population (graphique 1). Les plus âgés ont 67 ans et les plus jeunes, 48.
Ce qui importe est que le nombre de plus jeunes baby-boomers surpasse celui des plus âgés. Ainsi, les personnes âgées de 50 à 54 ans forment le plus grand groupe d’âge parmi les baby-boomers, mais aussi parmi la population canadienne globale (8 %), et la cohorte des 55 à 59 ans forme environ 7 % de la population. Les organisations qui ressentent déjà les effets du départ à la retraite des baby-boomers ne sont pas au bout de leurs peines : les départs à la retraite sont en hausse constante.
Depuis toujours, les entreprises canadiennes planifient le départ des talents. Or, étant donné le volume important d’employés admissibles à la retraite dans les prochaines années, elles seront confrontées à une situation sans pareille. D’ici cinq ans, elles devront recruter des remplaçants et attirer des talents pour pallier la croissance, tout en assurant la rétention et le perfectionnement de leur main-d’œuvre.
Marché du travail et pénuries de compétences
L’état du marché du travail est fortement lié à l’amélioration de l’économie et au vieillissement de la population. Le Conference Board du Canada prévoit un taux de chômage de 7 % en 2014 et une baisse sous la barre du 6 % d’ici 2018. Parallèlement, on annonce un taux de participation au marché du travail stable : autour de 66 % sur cinq ans. Des pénuries générales de main-d’œuvre sont prévisibles.
Plusieurs employeurs rapportent déjà des pénuries de travailleurs qualifiés. À l’heure actuelle, toujours selon le Conference Board, seules quelques entreprises (12 %) jonglent avec des défis de recrutement pour toutes les catégories d’emploi, alors que 80 % peinent à recruter des travailleurs qualifiés pour occuper des fonctions clés et 72 % des travailleurs ayant des compétences rares ou en forte demande.
Gouvernance RH et préférences organisationnelles
L’importance croissante de la gouvernance RH et les préférences organisationnelles sont deux facteurs plus axés sur la gestion du talent. De plus en plus, les chefs d’entreprise et les leaders RH reconnaissent qu’il est dans l’intérêt supérieur de l’organisation d’encadrer et d’évaluer le talent et les systèmes, au même titre que d’autres stratégies. De fait, un récent sondage du Conference Board du Canada dévoile que 100 % des 224 entreprises canadiennes de l’indice composé TSX ont un comité des ressources humaines et de la rémunération. La haute direction met aussi l’accent sur le talent : en 2014, les PDG du monde entier classaient le capital humain au premier rang de leurs priorités.
Dans ce contexte, les ressources humaines subissent une pression supplémentaire pour attirer, développer et fidéliser les talents, tout en apportant une valeur ajoutée.
Technologie et analytique
La technologique évolue à un rythme inégalé, voire de façon exponentielle. Elle influe sur presque toutes les dimensions de nos vies personnelles et professionnelles; la fonction RH ne fait pas exception. Grâce au stockage numérique des données et à l’automatisation de procédés transactionnels RH, les organisations connaissent mieux que jamais leurs talents.
La collecte de données n’est qu’un début. Les analyses sophistiquées mises en œuvre dans d’autres domaines (comme les ventes, l’ingénierie et les finances) sont appliquées aux données RH afin d’améliorer la capacité de la main-d’œuvre et la valeur inhérente de la fonction. Les « données massives » (outils, procédés et procédures permettant de créer, de gérer efficacement et de manipuler de très grandes quantités de données) sont la prochaine cible de l’optimisation du rendement. L’analyse des données massives permet de cerner les programmes RH ayant le plus d’incidence sur le rendement organisationnel, et de faire des prévisions statistiquement valables pour la prise de décisions organisationnelles éclairées. Ce potentiel suscite un fort intérêt chez les dirigeants : dans un sondage récent auprès de PDG du monde entier, l’analyse des données massives figurait au premier rang des enjeux de l’heure.
Répercussions sur la fonction RH
La convergence de ces facteurs est à l’origine de la décennie des talents. Dans ce contexte, les attentes envers les services RH et leur stratégie organisationnelle globale, ainsi que leurs répercussions, sont grandes. Les entreprises qui ont fait ce constat et qui agissent en conséquence se démarqueront à titre d’employeurs de choix et obtiendront un net avantage concurrentiel.
Comprendre le contexte opérationnel unique
En réalité, les effets actuels et futurs de la décennie des talents toucheront différemment les organisations. Pour les employeurs, il importe de comprendre leur contexte opérationnel unique, notamment les paramètres relatifs à la géographie, au secteur et à la profession. Ils devront adapter et façonner leurs programmes et procédés RH pour mieux répondre à leur situation particulière.
Par exemple, selon le Conference Board du Canada, 64 % des entreprises rapportent des difficultés de recrutement et de rétention des talents, mais la nature des difficultés varie considérablement d’une région à l’autre. Au Québec, 55 % des entreprises signalent de tels problèmes, comparativement à 85 % en Saskatchewan et à 78 % en Alberta. Malgré la récente instabilité du secteur pétrolier et gazier en Saskatchewan et en Alberta, les économies demeurent fortes et les employeurs jonglent avec un paysage de l’emploi bien différent de celui du Québec.
La fonction ressources humaines doit aussi comprendre et gérer les pressions relatives aux professions spécifiques. En 2014, par exemple, toujours selon le Conference Board du Canada, les cinq professions les plus demandées au Canada étaient :
- Spécialistes en TI
- Ingénieurs
- Travailleurs spécialisés
- Gestionnaire
- Ventes et marketing
Au Québec, le tableau est sensiblement le même : au sommet figurent les spécialistes en technologies de l’information, les ingénieurs et les travailleurs spécialisés, suivis en quatrième et cinquième positions des professionnels généraux en TI et en comptabilité/finance.
Les organisations qui reposent sur ces travailleurs subiront une forte concurrence pour les talents et seront même contraintes à leur verser une prime. Dans le contexte des unités opérationnelles, la fonction RH doivent également améliorer les capacités de planification stratégique de la main-d’œuvre afin de doter les organisations de personnes adéquates, au bon poste, en temps opportun et au juste coût.
Stratégie RH de portefeuille
Habituellement, la stratégie et les programmes RH sont conçus sur un modèle « pour tous ». Dans certaines organisations, cela signifie de mettre en place une stratégie de conformité et opérationnelle axée uniquement sur la satisfaction des exigences réglementaires ou des conventions collectives. À l’inverse, d’autres organisations ont une stratégie du rendement élevé, habituellement dans le but de satisfaire les besoins d’une main-d’œuvre hautement qualifiée et instruite. La fonction RH est alors perçue comme un chef de file, le perfectionnement des talents est une priorité organisationnelle et les programmes et activités RH sont intégrés et harmonisés afin de favoriser une mise en œuvre poussée de la stratégie d’entreprise.
En raison de la nature complexe et dynamique de la décennie des talents – notamment de la pression continue en matière de contrôle des coûts (secteurs privé et public) –, il est parfois difficile d’assurer l’adhésion de l’ensemble des sphères organisationnelles et segments de travailleurs à une stratégie RH à haute performance. Dans ce cas, on pourra segmenter les programmes et pratiques. Selon les besoins de l’organisation et des catégories de travailleurs ayant la plus forte valeur ajoutée, la fonction RH pourra offrir un appui transactionnel ou traditionnel à un segment (ex. : administratif et soutien) et investir d’importantes ressources dans d’autres segments (ex. : travailleurs techniques et spécialisés).
Contrairement à la stratégie « pour tous », le modèle contemporain tient compte des besoins changeants, des profils de segmentation et de la « stratégie RH de portefeuille » (figure 2).
Innovation et technohabilité
Pour pallier les défis de la décennie des talents, les services RH doivent adopter et mettre en œuvre des mécanismes novateurs de prestation des services et de soutien stratégique. Pour ce faire, ils doivent tirer parti des nouvelles technologies permettant l’exécution accélérée des activités opérationnelles, ainsi que la collecte et l’analyse des données pour la prise de décisions éclairées.
La technologie permet aux entreprises de sous-traiter certaines activités transactionnelles, comme la gestion de la paie et des avantages sociaux, le recrutement et les services hautement spécialisés (ex. : programmes d’aide aux employés). Trouver le juste équilibre n’est pourtant pas une simple affaire. Notons cependant que les organisations qui font peu ou modérément appel à la sous-traitance se disent les plus satisfaites de cette approche, comparativement à celles qui ne font pas du tout ou, à l’opposé, beaucoup appel à la sous-traitance qui se disent moins satisfaites. La fonction RH doit faire un choix en tenant compte des besoins de la main-d’œuvre et de ses propres besoins.
Comme il a été expliqué précédemment, les progrès technologiques permettent d’analyser les données comme jamais auparavant. Les services des ressources humaines peuvent désormais fournir des analyses prévisionnelles pour orienter les ressources dans les programmes RH à forte valeur ajoutée. Grâce à l’informatique en nuage, il est possible de partager des données avec les appareils mobiles des gestionnaires de première ligne, peu importe leur emplacement. La technologie continuera d’évoluer, améliorant du coup l’efficacité des procédés et pratiques RH, et l’analyse des données permettra aux entreprises de prendre de meilleures décisions stratégiques.
Conclusion
La convergence de facteurs met en relief l’importance d’une gestion efficace du talent, qui va bien au-delà des stratégies conventionnelles. De là prend son origine la décennie des talents. À l’externe, le contexte organisationnel changeant, le profil démographique et le marché du travail forcent les entreprises à transformer et à adapter leur stratégie et leur fonction ressources humaines. À l’interne, la gouvernance RH, les préférences organisationnelles, la technologie et l’analytique obligent la fonction ressources humaines à innover toujours plus.
Les défis et les occasions inhérents à la nouvelle décennie des talents varient d’un secteur et d’une région à l’autre; les employeurs avant-gardistes qui adaptent leurs stratégies RH aux réalités actuelles posséderont un avantage concurrentiel durable. Une stratégie de portefeuille est la clé du succès; une approche unique n’est pas faite pour tous. La stratégie RH assure l’orientation des ressources vers les segments critiques qui ont le plus d’incidence au sein de l’organisation. Combinée à un usage judicieux de la technologie, cette approche donnera plus d’importance à la stratégie et à la fonction RH, et générera les résultats escomptés en matière de talents en vue d’assurer la réussite dans le contexte économique d’aujourd’hui.
H. Martin, analyste principale et gestionnaire de réseau, Conseil de gestion stratégique des ressources humaines, Conference Board du Canada.
I. Cullwick, vp, recherche en leadership et ressources humaines, Conference Board du Canada.
Source : Effectif, volume 18, numéro 1, janvier/février/mars 2015.