Lorsqu’on réfléchit aux bouleversements que la société va connaître au cours de ce 21e siècle, on se concentre le plus souvent sur les effets des technologies du numérique, et en particulier d’Internet. Or, en même temps que l’avènement du numérique se produit un autre changement majeur, démographique celui-là : le passage à l’âge adulte de la génération N. Nés entre 1977 et 1997, les jeunes adultes et adolescents d’aujourd’hui ont grandi entourés d’appareils et de médias numériques.
Le cerveau de la première génération à « baigner dans les bits » est véritablement différent. La façon dont les jeunes occupent leur temps pendant la préadolescence et l’adolescence a une influence décisive sur ce que sera leur cerveau adulte. Lorsqu’on passe vingt-quatre heures par semaine à regarder la télévision, comme l’a fait la génération d’avant, on développe un certain type de cerveau. Le même temps consacré à l’utilisation de technologies numériques qui font d’un individu un utilisateur, un acteur, un collaborateur, un instigateur, un « mémorisateur » et un organisateur amène à développer un différent type de cerveau.
Le membre type de la génération N possède huit caractéristiques, en ce qui a trait à l’attitude et au comportement, qui le distinguent des autres générations. Il tient beaucoup à la liberté et à la liberté de choix. Il cherche à adapter les objets, à se les approprier. Il est un collaborateur naturel qui aime le dialogue, mais pas le sermon. Il va scruter l’employeur, de même que son organisation. Il exige l’intégrité. Il veut avoir du plaisir, y compris au travail et aux études. La vitesse est normale et l’innovation fait partie de la vie.
Une génération qui suscite d’énormes espoirs
Les personnes de cette génération, plutôt que de recevoir passivement l’information, rassemblent à la vitesse de l’éclair des informations venant de partout dans le monde. Plutôt que d’espérer que le présentateur de nouvelles leur apprendra la vérité, elles évaluent une foule de données souvent contradictoires ou même ambiguës. Lorsqu’elles rédigent un blogue, elles apprennent à synthétiser l’information et à offrir un point de vue nouveau. Cette génération a donc ainsi une occasion extraordinaire d’exploiter son potentiel intellectuel.
Dans le monde entier, la génération N envahit le milieu de travail et chaque secteur de la société. Elle y amène sa force démographique, son intelligence des médias, son pouvoir d’achat, de nouveaux modèles de collaboration et de parentage, son entrepreneuriat et son pouvoir politique.
Cette génération est perçue avec beaucoup de cynisme. Certains disent d’elle qu’elle a une dépendance à Internet, qu’elle est vissée à un écran et qu’elle perd ses habiletés sociales. Dans un livre intitulé The Dumbest Generation, on peut lire que le numérique abrutit les jeunes. Pourtant, aucune donnée ne confirme cette opinion négative. À notre avis, c’est la génération la plus brillante que l’on ait connue. Le bénévolat parmi les étudiants des écoles secondaires et des universités atteint un niveau record et l’action civique est devenue l’action politique qui a permis l’élection du président Barack Obama. Les points obtenus aux tests de QI sont plus élevés, tout comme les résultats aux examens d’admission dans les universités, et il est plus difficile que jamais d’être admis dans les meilleures universités. Cette génération suscite d’énormes espoirs.
Le respect de la vie privée est toutefois un aspect problématique. Dans notre ouvrage Grown Up Digital, nous avons fait état du tort énorme que pouvait causer aux jeunes le fait de partager en ligne leurs pensées et leurs photos, y compris celles de la beuverie de la veille. Pendant le processus de recrutement, de nombreuses entreprises vérifient maintenant couramment les informations que les candidats donnent à leur propre sujet sur Facebook et on entend parler tous les jours de cas de jeunes dont la candidature n’a pas été retenue parce qu’ils s’étaient affichés de façon déplacée sur Internet. Les entreprises ne vont pas cesser de vérifier l’image que les candidats donnent d’eux-mêmes sur le Net. En fait, les entreprises avisées utilisent les outils comme Facebook pour trouver d’éventuels employés.
De nos jours, les meilleurs exemples d’innovation dans le domaine des affaires et de l’éducation, au sein de la société ou du gouvernement, proviennent de jeunes qui utilisent l’outil puissant qu’est le web pour changer le modèle. Un mode de fonctionnement totalement nouveau émerge. Internet ne sert pas seulement à présenter un film vidéo sur YouTube, à créer un groupe de jardinage en ligne ou à avoir un portail gouvernemental attirant. C’est un outil qui commence à transformer fondamentalement la façon dont nous rassemblons les capacités de l’ensemble de la société pour innover, créer des biens et des services, gouverner et instruire.
Une puissante source de changement…
La génération N qui arrive sur le marché du travail est une puissante source de changement. Nos recherches montrent que les entreprises qui, volontairement et efficacement, acceptent les caractéristiques de cette génération réussissent mieux que les autres. En fait, nous sommes convaincu que la culture de cette génération est la nouvelle culture du travail. Les normes de la génération N risquent fort de devenir les indicateurs clés des entreprises les plus performantes du 21e siècle.
Dans le livre Wikinomics, que nous avons écrit en collaboration avec Anthony D. Williams, nous analysons la façon fondamentalement différente dont les entreprises rassemblent les capacités pour innover et créer de la valeur. Les entreprises intelligentes reconnaissent que l’innovation se trouve souvent dans la marginalité. De plus en plus, ces entreprises hiérarchiques se tournent vers des modèles d’affaires axés sur la collaboration, où les consommateurs, les employés, les fournisseurs, les partenaires commerciaux et même les concurrents contribuent à créer de la valeur en l’absence d’un contrôle de gestion direct. Cette réalité est possible parce que, grâce aux technologies numériques, le coût de la collaboration est moins élevé.
Si le milieu de travail d’hier faisait penser à une armée qui défile au pas cadencé au son d’une musique militaire parfaitement orchestrée, le milieu de travail de l’avenir s’apparentera davantage à un ensemble de jazz au sein duquel les musiciens improvisent avec imagination à partir de notes, d’un motif et d’un rythme convenus. Les employés développent leurs propres interconnexions et forment des équipes interfonctionnelles capables d’agir comme partie intégrante d’une main-d’œuvre mondiale en temps réel. L’assouplissement des hiérarchies organisationnelles et l’habilitation des employés peut se traduire par davantage d’innovations, des structures de coût moindres, une plus grande agilité, un meilleur temps de réaction aux demandes des clients, une plus grande authenticité ainsi qu’un respect accru sur le marché.
Les employés de la génération N conviennent parfaitement à l’entreprise d’aujourd’hui. Ils sont futés, sûrs d’eux, optimistes, ouverts, créatifs et indépendants, et les gérer pose un défi. Ils demandent davantage de possibilités d’apprentissage, plus de responsabilités, une rétroaction immédiate, un meilleur équilibre travail/vie personnelle et de solides relations du travail… Pour répondre à ces demandes, les entreprises doivent adapter leur culture et leurs méthodes de gestion, tout en continuant de respecter les besoins des employés plus âgés. Les attributs de cette génération, s’ils sont adéquatement exploités, seront une source cruciale d’innovation et d’avantages concurrentiels pour les entreprises.
Il importe de comprendre que les meilleurs talents sont fort recherchés. Les entreprises qui reposent sur le capital intellectuel le savent trop bien. Il y a vingt ans, lorsque les diplômés des universités se sont retrouvés sur le marché du travail en grand nombre, les entreprises avaient la possibilité de choisir les meilleurs et les plus brillants. Les employeurs détenaient le pouvoir; les employés étaient reconnaissants d’avoir un emploi et faisaient tout pour le conserver; il ne leur serait pas venu à l’esprit de proposer des méthodes de travail et de gestion totalement nouvelles. Toutefois, au cours des dix prochaines années, les employés d’âge moyen et les employés plus âgés prendront leur retraite, et il n’y aura alors pas suffisamment de membres de la génération N pour pourvoir tous les postes de direction devenus vacants.
Pour attirer les personnes de talent, les entreprises devront repenser la façon de traiter les employés. L’ancien modèle de gestion des ressources humaines, à savoir recruter, former, superviser et conserver, doit être mis au rancart. Les entreprises doivent plutôt adopter un nouveau modèle qui consiste à prendre l’initiative, à mobiliser, à collaborer et à évoluer. Elles disposent de plusieurs outils pour se rendre plus attrayantes aux yeux d’un candidat de la génération Internet : elles peuvent adapter les descriptions de travail, recourir à une formation par le jeu et demeurer en contact avec les anciens employés pour trouver de nouvelles personnes et de nouvelles idées. Les anciens modèles d’entrevues sont dépassés. Le recrutement s’effectue aujourd’hui au moyen du dialogue. Et au cours des trois premiers mois, c’est l’employé qui évalue l’entreprise, et non l’inverse.
Il faut écouter les jeunes, accueillir leur culture, adopter leurs outils et transformer les organisations; elles n’en seront que plus performantes et innovatrices, et elles seront, de même que les institutions, plus appropriées pour ce 21e siècle.
MOYENS POUR ATTIRER DES GENS DE TALENTRepenser l’autorité. Être un bon leader, mais accepter que, pour certaines questions, on sera l’étudiant et que l’employé sera le professeur. Les membres de la génération N ont un grand besoin de rétroaction, mais la reconnaissance doit être authentique. Les louanges qui ne sont pas sincères ne fonctionnent pas. Repenser le recrutement. Prendre l’initiative des relations. Ne pas dépenser d’argent en publicité pour trouver des gens de talent. Avoir recours aux réseaux sociaux axés sur la confiance pour éveiller l’intérêt des jeunes au sujet de l’entreprise. Repenser la formation. Viser un apprentissage permanent. Plutôt que de recourir aux programmes de formation traditionnels qui sont éloignés du travail, chercher à exploiter toutes les formes d’apprentissage. Encourager notamment les employés à publier un blogue. Ne pas rejeter Facebook ou les autres réseaux sociaux. Trouver des façons de les exploiter. Les nouveaux outils comme les sites wiki, les blogues, les réseaux sociaux peuvent être l’élément central du nouveau milieu de travail performant. Repenser les processus de gestion et axer les fonctions et le travail sur la collaboration. Donner aux employés de la génération N la possibilité de mettre à profit les outils de collaboration, en participant à l’une des activités de bénévolat de l’entreprise. |
Don Tapscott, président, nGenera Insight, et professeur associé de gestion, Joseph L. Rotman School of Management, Université de Toronto
Source : Effectif, volume 13, numéro 4, septembre/octobre 2010